Malrif · #01/52
Quand Félix abandonne un quotidien technologique inondé pour vivre dans l'isolement de la montagne, il est loin de se douter des rencontres qu'il s'apprête à faire.
Il n’y avait eu que de la douleur, et aucune forme de plaisir, dans la montée jusque Malrif.
D’abord, il avait fallu rejoindre les Alpes depuis les mers environnantes, jusqu’à Abriès. Le tumulte des orages avait rendu la traversée pénible au possible. Une fois sur place, le refuge temporaire d’un bistrot glacial était arrivé trop tard pour éviter à Félix d’être trempé. Sous son écharpe, ses lunettes, son chapeau, il ruisselait d’une sueur qui avait pour seul mérite d’être moins froide que la pluie.
Puis seulement, dans un ultime et intense effort, il avait fallu monter jusqu’au hameau de Malrif, le « mauvais ruisseau ». Des gens effectuaient-ils encore la montée pour le plaisir ? Félix n’en savait rien et ne voulait pas le savoir. Surchargé par un sac à dos trop lourd, il traînait en plus derrière lui une imposante valise. La taille du bagage était cependant toute relative, si l’on tenait compte du fait qu’à elle seule, elle rassemblait toutes les affaires en sa possession. Félix, en effet, était en plein déménagement.
Traînant son lourd fardeau par-dessus les dernières pierres qui le séparaient de sa destination, l’embourbant sur les derniers sentiers, Félix avançait, résigné et endolori. Il lui manquait une roue et beaucoup de souffle lorsqu’enfin, il put s’arrêter entre les maisonnettes de Malrif, lâcher la poignée de la valise et laisser tomber son sac à dos, de toute façon déjà imbibé d’eau.
Le hameau comptait une dizaine de bâtiments, dont un tiers de ruines. Il n’y avait pas un bruit, pas une lumière, pas un signe de vie. Sortant son téléphone de sa poche, Félix entama une bataille avec l’écran mouillé pour y faire apparaître une photo. Il tendit le bras et tourna lentement sur lui-même, jusqu’à reconnaître l’une des maisons. C’était là. Son refuge, son chez-lui. Sans perdre une seconde de plus, le nouvel habitant du hameau souleva son sac et se dirigea vers l’entrée. Encore une montée, pensa-t-il en grimpant les trois mètres de talus qui le séparaient de la porte.
C’était une petite bâtisse comme on en trouvait ailleurs dans le Queyras, autrefois. Impossible pour Félix de savoir si celle-ci était d’origine, ou si elle avait été construite dans ce style par après. Les pierres épaisses des murs lui garantiraient la tranquillité dont il avait besoin ; les fenêtres étroites et basses assureraient sa discrétion. Le poêle à pellet le réchaufferait, quand il aurait compris comment le mettre en marche.
« Pas d’internet, génial… » constata-t-il sur son téléphone avant même de se débarrasser de ses vêtements trempés. S’adressant au poêle comme s’il s’était agi d’une personne, il ajouta : « Toi, on va avoir des choses à se dire assez vite ».
L’habitation était très sobrement meublée : une lourde et large table de bois, une chaise, une étagère. Plus loin, un coin donnait sur une minuscule cuisine à moitié ouverte. Un étage devait donner sur une chambre et une salle de bain tout aussi petites, mais mansardées. Félix visiterait plus tard. Il attrapa la chaise et s’installa près du poêle, déterminé à le lancer.
– Jamais faciles ces trucs-là !
Félix faillit tomber à la renverse. Il se retourna dans un sursaut pour découvrir un vieil homme à un mètre de lui, portant chaussures de randonnée, pantalon sale et veste à carreaux. Il arborait un large sourire, comme si sa présence ici était tout ce qu’il y a de plus normal.
Qui, comment, pourquoi… Toutes les questions auxquelles Félix avait besoin d’obtenir une réponse se bousculèrent en même temps dans son cerveau. Il ne parvint à articuler qu’un seul mot :
– Bonjour.
– Bonjour Monsieur ! Je suis Rocart, Denis Rocart, j’habite en face. Vous êtes le nouveau ?
– Oui, et vous êtes… chez moi ! articula Félix, qui reprenait ses esprits.
– Laissez-moi vous donner un coup de main, c’est pas facile ces machins, jamais facile. Vous venez d’Abriès ?
Et tout en parlant, le voisin s’avança vers le poêle et l’ouvrit de ses mains ridées, mais dynamiques.
Pendant les cinq minutes qui suivirent, toute réponse de Félix fut systématiquement interrompue à la dernière syllabe par une nouvelle réplique, engendrant une sorte de dialogue rapide et fatiguant dont il semblait impossible de se défaire. Le vieux Rocart vivait à Malrif depuis toujours, avait connu tout le monde, rendait service aux voisins et aux voisines dont il se résolut à ne pas révéler grand-chose. S’il avait besoin de quoi que ce soit (mais vraiment, quoi que ce soit, y a pas de mal à demander) sa porte serait toujours ouverte. Les autres étaient un peu plus têtus, disait-il.
Ce dont Félix avait besoin, surtout, c’était de retrouver du calme, et le fil de ses pensées que l’on semblait lui avoir dérobé. Il était certes reconnaissant de ressentir enfin la chaleur du poêle, mais il ne put s’empêcher de profiter d’une brève seconde de silence pour raccompagner le voisin jusqu’à la porte. Celui-ci parla sans discontinuer jusqu’à ce qu’elle se ferme derrière lui.
– Ça commence bien, dit Félix pour lui-même, à nouveau seul.
Dans le silence retrouvé, il traîna son sac jusqu’à la chaleur des flammes.
Félix se réveilla en sursaut dans l’obscurité presque totale du milieu de la nuit. Un coup d’œil en direction de la minuscule fenêtre qui perçait la mansarde lui indiqua que des trombes d’eau continuaient à se déverser sur la montagne. Mais ce n’était pas le bruit de la pluie qui l’avait sorti du sommeil, plutôt celui du vent.
Un souffle intense s’acharnait sur la bâtisse de pierre, l’enveloppait avec fermeté, la transperçait par les joints peu étanches des fenêtres dans un sifflement.
Félix s’assit d’abord sur le lit, puis se leva, se cogna contre le plafond oblique, et avança jusqu’au carreau, la main sur la tête. Posant les doigts autour de l’ouvrant, il sentit sans l’ombre d’un doute le vent glacial s’infiltrer à l’intérieur. C’est à ce moment précis qu’il ressentit le froid qui s’était emparé de lui.
Félix enfila un pull, descendit jusqu’à la cuisine. Il était plus de quatre heures, il ne se rendormirait probablement pas malgré un corps endolori par le voyage. Il prit alors conscience de son isolement. Des joints de fenêtres à changer, cela signifiait devoir retourner jusqu’à Abriès pour y trouver une connexion internet quelconque, ne serait-ce que par son réseau personnel. Il pourrait alors seulement commander l’article et se le faire livrer, si tenté que les drones livrent à cette altitude. Dans le cas contraire, se dit-il en allumant le gaz sous sa cafetière italienne, il lui faudrait trouver un point relais en ville et faire une deuxième fois le trajet. Sans connexion pour vérifier l’état de la livraison, il devrait compter sur la chance.
Génial, se dit-il en regardant le café chaud monter sous le capot et perler par les ouvertures.
Le sifflement du vent s’intensifia lors d’une nouvelle bourrasque, puis s’étira dans ce qui ressemblait beaucoup à une voix de femme.
Une femme qui chante ? se demanda Félix en s’approchant d’une des fenêtres.
Dehors, rien à part l’obscurité et la pluie sur les vitres. Puis le bruit revint, fort, concret, inimitable. Une femme qui crie !
Sans réfléchir, Félix fonça vers la porte d’entrée, la déverrouilla et l’ouvrit. Les mains appuyées sur le chambranle, il se pencha en avant pour sortir la tête sans devoir mettre un pied à l’extérieur. Il remarqua alors une lumière en provenance de l’étage d’une des maisons situées un peu plus loin. Une silhouette glissa derrière un rideau tiré, animant une fraction de seconde le carré jaune dans la nuit.
La lumière s’éteignit, et là, plus rien. Silence.
Félix resta immobile jusqu’à ce qu’il accepte des hypothèses rationnelles. Quelqu’un avait dû faire un cauchemar, voilà tout. Ou s’était réveillé. Ou le bruit venait d’une chouette, ou d’un quelconque autre oiseau, non encore disparu dans la région. Non, vraiment, il n’y avait pas raison de s’inquiéter. Dans son mouvement pour refermer la porte, cependant, Félix remarqua une autre lumière, un autre mouvement. Le rideau venait de bouger au rez-de-chaussée d’une autre maison. Celle de Denis Rocart.
– Il faut mettre de l’eau chaude, vous savez ?
Ce fut autour de Félix de crier dans la nuit. Le vieux Rocart était là, sous la pluie, à un mètre de la porte sur sa gauche, le même sourire béat que tout à l’heure lui balafrant le visage.
– Oh là, je vous ai fait peur on dirait.
– Vous vous promenez souvent en pleine nuit sous la pluie, comme ça ? demanda Félix sur un ton de reproche, le cœur encore fatigué par l’irruption du voisin.
Sous son ciré kaki parfaitement imperméable qui transformait les creux et les bosses du tissu en cascade, le vieux s’embrouilla dans une série d’explications :
– C’est-à-dire qu’une voisine avait besoin d’un coup de main, on va dire.
– Une voisine ? Là-bas ?
Félix désignait l’obscurité du doigt, dans la direction du carré jaune apparu plus tôt.
– C’est ça, oui.
– Alors il n’y a personne chez vous, maintenant ?
– Maintenant… Attention au café !
Le regard du voisin s’était déporté de celui de son interlocuteur pour fixer un point dans son dos. Félix se retourna et vit déborder la moka. Il se précipita vers la cuisinière. Quand il eut coupé le gaz, Rocart était rentré, dégoulinant sur le paillasson.
– J’avais bien senti le café ! Mais je vous disais : faut mettre de l’eau chaude là-dedans. Tout le monde met de la froide, mais avec de l’eau chaude, le goût est meilleur. Vous aimez le café ?
Quand ses fesses atteignirent le plan de travail, Félix se rendit compte qu’il avait reculé d’un pas, bien que trois mètres le séparent de Rocart. Il refoula aussi loin que possible les bonnes manières qui faisaient germer en lui l’idée d’inviter son voisin à boire le café.
– Je vais… retourner dormir, je crois.
– Bah, et votre café alors ?
– Il a brûlé, il est foutu non ? répondit Félix en vidant précipitamment la cafetière dans l’évier.
Le voisin resta planté là sans plus rien dire. Félix prit son courage à deux mains et traversa lui-même la pièce jusqu’à la porte d’entrée, qu’il ouvrit à son visiteur. Rocart sembla comprendre le message.
– À plus tard alors ! lança-t-il en partant, comme si tout était le plus normal du monde.
Enfin seul, Félix s’approcha de la fenêtre et regarda la silhouette s’éloigner jusqu’à sa propre maison. C’est juste un vieux qui manque de compagnie, voulut-il se persuader. Mais alors qu’il essayait de regagner la rationalité, et tandis que le voisin ouvrait la porte d’entrée de l’autre côté du chemin, le rideau de son séjour se mit encore à bouger.
Félix passa les jours qui suivirent à tenter de bricoler, pour régler les quelques problèmes qu’il avait repérés sur sa maison. Comme il s’en était douté, il avait dû redescendre en ville à plusieurs reprises et faire preuve de patience pour rassembler tout ce dont il avait besoin, un outil, un matériau à la fois. La dernière chose dont il avait envie, c’était de demander à son encombrant voisin de lui prêter quoi que ce soit. Celui-ci, pourtant, tentait de se montrer serviable, mais à défaut de rendre service, il s’avérait surtout très envahissant.
Félix avait entrepris d’entrer en contact avec d’autres voisins, ne serait-ce que pour leur poser des questions à propos du vieux Rocart, mais il n’y était jamais parvenu. Il entendait leurs bruits, souvent la nuit, plus rarement le jour, voyait de la fumée se former au-dessus de leur toit, et de temps à autre, des mouvements derrière les rideaux.
– Elle ne vous répondra pas, vous savez, lui avait un jour dit Rocart alors qu’il frappait à la porte d’une voisine.
Sorti de nulle part, il l’avait encore une fois fait sursauter. Il avait ajouté :
– Elle est un peu capricieuse. Un jour, je vous la présenterai.
Un mois s’écoula en altitude. Un mois de sursauts, de bruits nocturnes étranges, allant de longues complaintes à l’aspect humain, à ce qui ressemblait fort au ronronnement d’outils électriques, en passant par des chocs, qui se faisaient entendre une seule fois avant de laisser place à un silence de plomb. Un mois d’allers-retours jusqu’à Abriès, pour trouver de quoi subsister et échapper à la pression imposée par l’unique habitant visible de Malrif. Un mois à regarder dans son dos dans la crainte d’y découvrir quelqu’un. Un Denis Rocart qui n’aurait l’air de rien, mais qui imposerait l’angoisse par sa seule présence.
Ce jour-là, Félix était monté jusqu’au Grand Laus pour prendre un peu de repos au bord du lac. Ici, l’eau était bleue et apaisée, n’avait rien des remous boueux des terres inondées en contrebas. La paix de l’avenir plutôt que des torrents de mauvais souvenirs.
Il avait presque regagné Malrif quand, depuis le chemin, il entendit des voix s’élever du hameau. Croyant d’abord à des randonneurs, il eut un frisson en reconnaissant la voix d’un des protagonistes : Rocart, bien sûr. S’approchant sans faire de bruit, Félix aperçut son voisin poser de lourdes caisses de carton dans une brouette. Un deuxième homme, qu’il ne connaissait pas, restait debout à le regarder faire. La situation aurait pu paraître tout à fait normale, si Rocart n’avait pas semblé aussi nerveux. Elle aurait pu le paraître encore davantage s’il n’avait pas jeté un œil par-dessus ses épaules, avant de tendre des billets à l’autre homme, qui emporta la brouette sur le champ.
De l’argent liquide ? Félix n’en avait pas vu depuis si longtemps… Intrigué, il attendit que le vieux rentre chez lui pour traverser Malrif. Il se baissa sous le niveau de la fenêtre de Rocart, dont il était certain qu’il l’aurait interpellé s’il l’avait vu passer. Le hameau derrière lui, Félix avança sur le sentier, déterminé à comprendre de quoi il en retournait.
Le ciel était couvert. C’était déjà la menace des nuages qui l’avaient fait quitter le lac. Malgré la perte de lumière, Félix distinguait encore bien l’homme à la brouette, qui semblait progresser aussi vite que possible, au risque de chuter. C’est d’ailleurs ce qui arriva : la brouette et son chargement finirent par se renverser, arrachant un juron au transporteur.
Félix s’accroupit pour s’abriter entre les hautes herbes qui bordaient le sentier, au sommet desquelles le vent dessinait les ondes de son cheminement. Se sentant stupide de ne pas y avoir pensé plus tôt, Félix fouilla l’une de ses poches pour en sortir un monoculaire, qu’il avait ramené de la ville. Portant l’optique devant son œil, il se décala sur le côté jusqu’à retrouver, entre deux tremblements, la brouette en visuel.
Son cœur manqua un battement. Il reconnut distinctement la forme d’un bras dépasser de l’un des cartons. Un bras blanc et fin qui se découpait sur le fond d’herbes grises, au bout duquel pendait une main inerte. L’inconnu en saisit le poignet et le fit disparaître dans l’une des boîtes, avant de reprendre son chemin dans la précipitation.
Les jambes de Félix tremblaient quand il se redressa. Il devait avoir mal vu. Il avait forcément mal vu. Au fond de lui, pourtant, il savait qu’il se mentait à lui-même. Ses jambes le portèrent en direction du hameau. L’orage menaçait, il était inconcevable de descendre en ville aujourd’hui. Il faisait presque nuit, aussi put-il s’enfermer discrètement chez lui.
Appeler la police n’était pas une option. Se seraient-ils seulement déplacés jusque là pour un unique signalement ? On le prendrait de toute façon pour un fou, aussi fou que le vieux du village. Pour Félix, mieux valait rester là cette nuit.
Le projet était de ne pas dormir, mais la fatigue eut raison de Félix après quelques heures. L’épuisement nerveux l’avait gagné, mais il eut la présence d’esprit de dormir avec le lourd marteau qu’il comptait parmi ses outils.
C’est lorsqu’un bruit le réveilla vers quatre heures que Félix réalisa qu’il s’était endormi. Comment cela était-il possible, en de telles circonstances, avec un orage qui avait fini par tomber ? Il ne comprendrait jamais le fonctionnement de son sommeil, mais c’était un autre problème. Des cris venaient de dehors. Félix serra le marteau dans sa main.
Était-ce l’angoisse qui lui donnait l’impression qu’ils étaient plus forts que d’habitude ? Peut-être. Peut-être pas.
Félix descendit au rez-de-chaussée. Nouveau coup de tonnerre, nouveau cri. Penché à la fenêtre de la cuisine, il distingua, déformé par la pluie, le carré jaune de la fenêtre illuminée de sa voisine, celle-là même qu’il avait vue le soir de son arrivée à Malrif. Ce soir, cependant, il ne subissait pas la fatigue physique d’une journée de marche. Ce soir, il avait de quoi se défendre, ou défendre quelqu’un d’autre. Des cris retentirent dans la nuit, le rideau vacilla, une silhouette fila derrière le tissu.
Félix prit une inspiration, attrapa son manteau, et sortit de la maison sous la pluie. D’autres fenêtres étaient allumées ailleurs, mais rien ni personne ici ne semblait vouloir bouger. La maison du vieux Rocart était inerte. Un peu plus loin, les ruines de trois habitations gisaient dans l’herbe, et apparurent à Félix ouvertes comme des crânes, en cet instant qu’il devinait macabre. Déjà trempé, il avança d’un pas décidé sous la pluie, filant droit vers la maison de la voisine.
La porte était ouverte. Un éclair illumina l’intérieur de la pièce, poussiéreuse au possible, territoire poudré de gris, englué de toiles d’araignées. Quelqu’un habitait-il vraiment ici ? Des lumières et des bruits venant de l’étage lui confirmèrent que oui.
– Bonne à rien ! Arrête de crier !
Le sang de Félix se glaça. Cette voix, c’était celle du vieux Rocart.
– Non, non ! supplia une voix féminine en retour.
Nouveau coup de tonnerre.
Le marteau fermement serré entre les doigts, Félix monta les marches. Le stress lui donnait des débuts de vertiges, les éclairs qui se reflétaient de temps à autre sur les murs le désorientaient. Il fallait pourtant tenir bon. Jamais il n’aurait cru se retrouver dans cette situation.
Un trapèze jaune illuminait le sol, au pied d’une porte. Ce jaune, il le reconnaissait : C’était celui de la fenêtre qu’il avait tant observée. Félix progressa à pas feutrés.
Éclair, silence, tonnerre.
Une lamentation s’éleva dans la nuit, féminine, grinçante, presque métallique.
– La ferme, la ferme !
Il était trop tard pour reculer. Quand les cris surgirent pour couvrir la complainte, Félix ouvrit la porte d’un coup d’épaule. Le choc fit vaciller l’ampoule jaune, nue, suspendue au bout de son fil électrique dans la chambre mansardée. Denis Rocart s’y trouvait, agenouillé sur le sol, entouré de pièces métalliques, de déchets électroniques, d’outils, d’écrans allumés, de cartons, de membres arrachés d’où s’échappaient fils, câbles, courroies. Dans ses bras, il tenait un corps anthropomorphe, qui sous la lumière ne faisait que peu illusion : c’était une androïde, habillée comme une humaine, qui gigotait comme un jouet renversé qui aurait voulu poursuivre son mouvement de marche.
– Qu’est-ce que vous faites là ? demanda-t-il à Félix, le regard porté tour à tour vers le visage du voisin, déterminé, et le marteau qu’il tenait, dégoulinant encore de pluie.
La bouche de l’androïde s’ouvrit, embaumant la pièce dans son cri.
– Oh, la ferme, la ferme ! cria Rocart.
D’une main, il tâta le sol pour y trouver une pince coupante. Il tira l’oreille de l’androïde, incisa la peau de latex sous le lobe avec conviction, et donna un deuxième coup pour sectionner deux fils. Les simili-muscles du robot se relâchèrent, le cri cessa. Comme si de rien n’était, l’androïde se dégagea calmement de l’étreinte de Rocart, se leva, et s’immobilisa, attendant vraisemblablement une instruction.
– J’ai réussi ?
Sous le regard de Félix, qui n’avait pas dit le moindre mot, Denis Rocart se releva péniblement, s’approcha du robot, agita la main devant ses yeux.
– J’ai réussi ! confirma-t-il dans un cri de triomphe. Enfin ! Oh la la, vous ne pouvez pas savoir le temps qu’il m’a fallu pour arriver à trouver où ils avaient mis ce foutu circuit. Vous voyez, je savais que ça ne pouvait pas être au niveau du…
– Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? l’interrompit Félix, dont la tension n’avait pas quitté le corps.
Rocart soupira, s’approcha de lui pour lui mettre une main sur l’épaule.
– Je vous dois une explication, c’est vrai. Ça fait un moment que je veux réparer Belinda. Je vous avais dit que je vous la présenterais, après tout.
Comme si cette seule phrase suffisait à lever toute ambiguïté à la situation, il s’adressa ensuite au robot :
– Tu as du ménage à faire, Belinda, tu ne crois pas ?
L’androïde s’anima. Félix s’écarta pour la laisser quitter la pièce. C’est alors qu’il remarqua ses proportions étranges : une bouche anormalement pulpeuse, une taille trop fine pour des formes démesurées… Elle ressemblait plus à la mise en trois dimensions d’un personnage de fiction de très mauvais goût qu’à un véritable être humain.
– Qu’est-ce que c’est que ce robot ?
– C’est Belinda, répondit Rocart. C’est la voisine.
– Comment ça, la voisine ?
Le vieux s’approcha de la minuscule fenêtre. De son index ridé, il désigna les maisons une par une.
– Là, c’est vous. Là, il y a John, je ne vous dis pas dans quel état je l’ai récupéré. À côté, c’est Yoko. Pareil, je ne vous raconte pas le nettoyage. Et puis là, c’est chez Sally. Il lui manque un bras, mais elle fonctionne encore bien. Et puis ça c’est chez moi, il y a Alfred. Par rapport à Batman, vous voyez ?
Félix tenta de comprendre.
– Vous voulez dire… qu’il n’y a que des androïdes à Malrif ?
– Il y a moi. Et maintenant, il y a vous. Le reste, eh bien… ce sont mes petits protégés. J’ai besoin de compagnie, vous voyez. De mouvement, de lumière… c’est mon hobby. Je les retape.
– Mais… et le réemploi alors ? Le recyclage ?
Il était pratiquement inconcevable de récupérer des androïdes en bon état de fonctionnement. Les technologies embarquées dans ces appareils coûtaient si cher, et leurs fonctionnalités pouvaient être si avancées que tout un circuit de réemploi avait été mis en place. On les reprogrammait autant que possible, on les réaffectait, on les réhabilitait. Lorsque les derniers circuits rendaient l’objet inutilisable, les robots étaient désossés, démontés, fondus… et tout ce qui pouvait l’être était recyclé.
– Vous avez affaire au rebut de la société, à ceux qu’on ne réemploie pas, dont on ne parle pas. Leurs propriétaires n’osent pas mettre leur nom sur le bon pour qu’on vienne les chercher. Et quand bien même ils le feraient, les recycleries les refusent parfois.
Félix repensa aux étranges proportions de Belinda. Un fantasme objectifiant et misogyne, déconnecté de toute réalité.
– Ce sont des robots sexuels ?
Le fameux sourire de Rocart réapparut sur son visage.
– On s’y fait vite, vous savez…
Une ombre passa dans son regard. Il ajouta :
– …Pas au nettoyage, par contre. Ça, on ne s’y fait jamais. Bon, on ne va pas rester plantés là, venez boire un café à la maison, ça vous réchauffera.
Le jour, encore timide, commençait à colorer le contour des montagnes. L’orage s’éloignait. Assis sur une chaise inconfortable, une tasse de café entre les mains, Félix regardait le marteau qu’il avait posé à côté de lui. Le vieux Rocart ne s’était pas arrêté de parler une minute, mais il ne l’écoutait pas.
L’espace de quelques instants, Félix se dit qu’il avait tout ce dont il rêvait : un village fantôme, peuplé d’un vieux qui lui ficherait la paix et de robots dont personne ne voulait plus, hors circuit. Pas un autre humain pour l’observer, ou venir lui chercher des noises. Très bien.
Une gorgée plus tard, une phrase vint gâcher le monologue.
– Ah ! Il faut que je vous dise aussi : j’ai réparé la connexion.
– Comment ça, réparé la connexion ?
Rocart s’était déjà levé pour ramener à table un moniteur fin comme un miroir, anachronique entre ses doigts noueux.
– Il y a une antenne sur la maison de Yoko. C’est pas ces bouses de satellites qui vont nous couvrir ici, il faut bien faire remonter du signal d’Abriès. On ne captait rien depuis des années, mais un ami a enfin réhabilité le dernier relais un peu plus bas, et moi l’antenne ici. On a la connexion, ça y est !
– Vous avez internet ?
– Fini l’isolement ! Regardez-moi ça, des gens, des vrais gens, les nouvelles du monde…
Félix reposa sa tasse sans un mot. Il voyait les titres de presse défiler dans le reflet des yeux humides du vieillard.
– Tiens, vous ne m’avez jamais dit pourquoi vous étiez venu vous cloîtrer à la montagne, vous.
– C’est vrai, je ne vous l’ai jamais dit.
Rocart ne l’avait pas encore réalisé, mais le portrait de Félix venait d’apparaitre dans les titres de presse, à l’écran.
– Merci pour le café, Denis, dit Félix.
Il se leva et saisit le marteau sur la table.



